Mille milliards de sabords, allons-nous bientôt faire de la politique ?
La crise nous plonge dans un bain sémantique dans lequel nage en formations serrées le mot « milliard ». Pas une séquence d’information qui n’en égrène à volonté. Il en manque 10 ici, on en a distribué à tort 50 là, il en faudra mille pour abonder le fonds européen de stabilité. Mille milliards, c’est justement le montant de la dette des étudiants américains. Côté milliardaires, le fameux classement Forbes vient de nous apprendre que le monde n’en a jamais été aussi riche. 1426 en 2013, 200 de plus qu’en 2012. Les hommes, en milliards, ont atteint le nombre le sept.
Un mot qui dispose d’une relation privilégiée avec le réel, dont on ne saurait se passer pour le décrire et l’amender. Un mot qui confère à ceux qui le font passer par leurs bouches un sérieux indiscutable.
Un mot qui impose le silence au citoyen. Comment pourrait-il penser quelque chose d’un monde qui valse avec les milliards ? Comment pourrait-il agir sur de telles quantités ? L’action est réservée à de super ingénieurs économiques et politiques qui connaissent le maniement des manettes à milliards, savent où les prendre et comment les utiliser.
On ne peut nier la réalité de ce qui est décrit avec ce nombre magique, ce qui rend difficile la contestation de son emploi massif. Le simple citoyen qui s’exprime ici, qui ne dispose d’aucun titre qui l’autorise à le faire, voudrait savoir condenser en une phrase ce qu’il y a d’absurde dans cette vision d’un destin humain entièrement dépendant des flux financiers et de l’emploi obsessionnel de sa glorieuse unité de mesure. C’est de sa part, pure vanité car il ne peut ignorer que prendre la parole dans cet enfer est comme lever le petit doigt pour prendre le thé, comme croire qu’une pâquerette peut caler les chenilles d’un tank.
Des milliards donc, des milliards pour changer la donne économique et sociale, des milliards oui ! Mais des idées pour vivre ensemble, des idées pour le partage de ce que nous avons, des idées pour nous abriter, au moins partiellement, des crises à répétition, pour organiser des réseaux qui garantissent les besoins essentiels au plus près de la vie concrète des hommes, bref des idées politiques pour faire front aux grandes contraintes, des idées pour vivre ensemble non !
Les hommes politiques ont besoin de grandes mécaniques, de grands nombres. Ils viennent à tout moment contrarier les projets de justice auxquels ils consacreraient des milliards en quantité non négligeable si la crise, ou quelque autre imprévu ne venait pas les prendre. Oh la méchante crise qui n’arrête pas de nous chiper nos milliards !
Ce n’est pas la crise, ou la mondialisation, ou je ne sais quoi qui nous empêche de réaliser un partage équilibré de ce dont nous disposons, c’est une incapacité dont la tentative de correction devrait être le champ du politique.
Il ne suffit pas de faire face aux crises, de les résoudre en les reportant à plus tard, et d’être ainsi perpétuellement occupé à les résoudre. Il faut aussi que l’organisation sociale dispose de ressorts propres, compensateurs, qui puisent dans les immenses réserves humaines, dans la force des bras, dans les 100 milliards de neurones que comptent un cerveau humain pour faire de la politique, faire du vivre ensemble, faire de la citoyenneté, pour ouvrir des brèches dans l’individualisme qui devient une souffrance pour l’individu.
Les scènes de presse violente autour de la distribution d’un sac de riz nous horrifient. C’est pourtant, dissimulé sous bien des sophistications, le comportement humain le plus répandu et le plus encouragé.
Admettons que le fleuve financier qui roule ses eaux au milieu du paysage humain soit notre source principale d’énergie, que nous n’ayons d’autre possibilité pour faire tourner nos moulins que d’y raccorder notre bief, qu’il broie notre farine, nourrit nos terres comme le Nil, nourrit nos rêves comme l’Amazone, faut-il n’être dépendant que de lui ? Faut-il l’accepter comme un phénomène naturel ?
Pourquoi pas ? Acceptons-le comme un phénomène naturel ! Comme à d’autres phénomènes naturels il faut s’adapter en lui opposant des communautés armées pour affronter ses sautes d’humeur. Savoir si nous pouvons l’endiguer, le contraindre, le réguler, viendra plus tard, mais se quereller en permanence sur les moyens de le faire avant d’avoir appris à vivre avec, c’est comme si les hommes, au cours des milliers d’années pendant lesquels ils ont appris à vivre avec l’hiver, s’étaient répartis en deux camps proposant des solutions divergentes pour l’empêcher de revenir après l’automne. Ce n’est pas en le supprimant que nous avons neutralisé les nuisances de l’hiver qui dans des périodes éloignées, devait atteindre l’humanité dans des proportions génocidaires, c’est en inventant des moyens de vivre avec.
L’humanité est confrontée à une nouvelle sorte d’hiver face auquel elle ne sait que se quereller. Un hiver étrange qui trompe les hommes parce qu’il est création des hommes et que ces derniers, à la fois naïfs et orgueilleux, croient qu’ils peuvent défaire ce qu’ils ont fait. C’est faux. Les hommes créent entre eux des choses qu’ils ne savent pas défaire. Ils ont déjà ensanglanté tout un siècle en croyant qu’ils le pouvaient. Il faudrait passer à autre chose.
Ce n’est pas une cour de fatalisme. Ce n’est pas accepter le cours des choses sans réagir, pas plus que nos ancêtres ont accepté de mourir de faim et de froid. Nos ancêtres n’ont pas protesté, ils ont inventé. Nous devons inventer. Inventer partout, tout au long du grand fleuve de la finance et de la folie accumulatrice, inventer mille moyens de nous protéger, inventer avec les moyens dont nous disposons qui ne sont pas insignifiants. Inventer pour prouver à la liberté qu’elle ne nous a pas été octroyée seulement pour nous affilier à de nouveaux maîtres. Quand nous aurons fait ce que nous pouvons, peut-être aurons nous assez de force pour faire ce que nous sommes incapables de faire aujourd’hui. Peut-être que nous n’aurons plus le désir de le faire parce que nous aurons combiné avec les forces qui aujourd’hui nous répugnent un mode de vie qui nous conviendra. Mais mille milliards de sabords, il faut inventer, inventer partout, inventer nous-mêmes et pas seulement attendre les inventions des Etats, des entreprises de la taille d’un Etat qui ne valent pas mieux que les entreprises d’Etat, des techniques qui nous plantent des électrodes dans la tête pour nous piloter au gré de la seule rentabilité. Restreindre, comme nous le faisons, l’innovation au seul domaine technique et en attendre des miracles c’est se condamner à devenir de plus en plus les otages de la marchandise. Nous avons besoin d’innovations politiques, d’innovations sociales.
– par Eric Thuillier