Noyade humaine dans un océan de citoyens
Sacré Marcel ! A la veille de ses quarante cinq ans il s’étonnait encore de voir la lune s’élever le soir du côté du levant et se coucher au matin sur celui du ponant, alors que lui n’avait pas bougé de son lit de toute la nuit. Tout comme il ne s’était jamais départi de ses idées fixes, autrement dit ses quatre vérités, le monde avait fini par se figer dans son esprit. Quelques règles élémentaires construisirent au départ sa vision des choses, le pragmatisme et la monotonie les mirent en application. Pensant vivre au rythme des saisons, il s’était peu à peu égaré dans la routine des hommes, suivant le lent cours des habitudes et des fins de mois parfois difficiles, le long chemin des promotions internes, l’exténuante ascension de l’ échelle sociale, les interminables allers-retours quotidiens en bus-tram bondé, les sempiternelles rengaines des commentateurs politico-mercantiles, craignant au fur et à mesure qu’il avançait en âge de ne point pouvoir atteindre ce mensonge épatant dont tous ceux qui travaillent rêvent : la retraite, et sa pension familiale ( sa casa de huespedes) tant toute sa vie se trouvait gangrenée par d’innombrables cancers potentiels qui le verraient trépasser avant (plomb, ethers de glycol, amiante, CO2, produits bitumineux, ondes magnétiques…).
Marié jeune, Marcel passa quelques années heureuses à n’observer et vénérer qu’une et unique lune, (adorablement fendue en deux quartiers rivaux mais équitablement charnus), toute aussi immobile que lui ; hélas du lit conjugal aucun astre enfantin n’avait jailli. Sa femme le quitta un matin de janvier, emportant pour tout bagage une valisette remplie de parfums rares. Elle eut ces mots fameux en sautant dans un twit bus en ribaude : « à moi les vols low coast ! ». Marcel, bouche bée sur le quai bitumé de l’arrêt douze de la ligne treize, lui lança un œil mauvais qui s’écrasa sur le pare-brise, comme on fait signe à un arrêt de mort quand on n’a que la peine pour tout capital. Il remarqua cependant, tout ému qu’il fût, que la lune qu’il avait tant aimée s’engageait à l’instant dans un axe nord sud, ce qui le déboussola, rendant les quatre points cardinaux qui desservaient ses repères primitifs aussi irréalistes que les saisons dans lesquelles il croyait conduire sa vie.
A trente ans, seul et encore jeune dans l’application de ses propres règles, il décida de devenir citoyen, mot qui, au gré de ses va et vient dans les transports en commun devint un leitmotiv locomoteur, tant chaque passager en faisait lui-même usage entre deux dénégations, tant au niveau du service que des incivilités, de l’amabilité des chauffeurs que des retards d’horaires, du prix des tickets et des temps d’attente interlignes. Une musique de rue montait dans sa cervelle, au refrain mélodieux : « quand les citoyens s’éveilleront… » Et Marcel se plut à croire qu’en devenant citoyen, il s’éveillerait. Mais des citoyens, il y en avait à tous les coins de rue. Des gentils des méchants, des qui regardent passer le temps, des qui se fardent pour contempler la lune, rousse ou noire, des amis Pierrot et des mimes Marceau, des petits patrons, des ouvriers poilus, des dirigeants aux nez pointus, des malfrats, des bonnes sœurs, des femmes de boxeurs, des enfants de boxons, des clochards et des ministres, tous certifiés citoyens, habitants de la Cité, habiles hérissons se faufilant entre les rouages de l’Administration pour ne jamais être pris en défaut, citoyens honnêtes et irréprochables, condamnés à payer leur écot à la Nation sans rechigner, pour la Justice et l’Egalité, l’Innocence agrafée comme une rosette au col de leur veston, citoyen.
Sacré Marcel ! A quarante ans il achevait son tour du monde à usage politique. Les promotions internes et les soldes des grands magasins avaient faits de lui un cadre d’entreprise accompli. Sa routine de vie était désormais la mécanique obligée de ceux et celles qui travaillaient sous ses ordres. Inutile de lui présenter une idée ou une conception différente des choses, comme d’imaginer une valisette remplie de parfums rares pour attirer le fraudeur du fisc ou l’imbécile à convaincre. C’était se faire hara-kiri face au cadre régi par les lois de la rigidité : la lune n’avait pas à se déplacer sans son accord pendant qu’il dormait. Surveillez-la et faites-moi un rapport circonstancié, sans chichis, que du concis, de la politique pleine de mon sens critique, de l’éthique citoyenne, du « on veut la vérité, à condition qu’elle soit identique à la mienne » même si la vérité n’existe nulle part, cachée par la masse citoyenne qui réclame toujours plus qu’elle ne domine le sens et la nécessaire dualité des choses, idéologiquement parlant.
La grande révolution était en marche : des citoyens éveillés devenaient des citoyens éclairés, inondant la planète de leurs saines vérités, nettoyant la contradiction en balayant tout point de vue différent d’un revers de main, en s’arrogeant le droit de parler au nom de tous les citoyens, y compris ceux et celles qui ne disaient rien, masse silencieuse que l’on croit encline à gober tous les discours sans regimber. On vit ainsi Marcel parader dans de grands débats citoyens, des œuvres de charité citoyennes, des mouvements populaires citoyens, des conférences sur les bons à rien citoyens, des loteries citoyennes, des promotions sur des produits citoyens, bref la grande révolution citoyenne était en route vers les supermarchés de la citoyenneté. Et la lune sur les gondoles, au rayon frais.
Le monde devenait citoyen, et nul ne pouvait y échapper, au risque de passer pour un criminel voulant étriper la démocratie. Car, bien entendu, chaque individu avait droit au chapitre, chacun pouvait librement exprimer son avis, pourvu qu’il soit estampillé citoyen, et qu’il conforte le discours des autres citoyens, construisant ainsi la platitude et l’uniformité des expressions, érigeant la pensée unique en mode de vie parfaite tout en détruisant toutes pensées sensibles, toutes argumentations issues de cervelles non domestiquées, en réduisant à néant toute possibilité de changer d’avis, de faire jouer son libre arbitre, de jauger le pour et le contre, de se faire une idée par le débat d’idées. Car là était bien le grand danger : que le citoyen devienne tout simplement un être humain.
De là à conclure que Marcel était con comme la lune, seul un astronaute américain pouvait franchir ce pas. Ce qu’il fit sans tergiverser, tatouant un grand acte citoyen sur les fesses de l’Humanité.
AK Pô
20 10 13