les biographies saltimbanques (à lire le dimanche) : AK, Londres, 1998.

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Ce soir-là, j’étais fou de joie, état qui n’avait eu son pendant que quarante deux ans plus tôt, quand j’avais décroché mon premier boulot. Et c’est dans un état second que j’ai franchi le seuil de la petite boutique de Chang . Je l’ai trouvé avachi derrière sa caisse enregistreuse flambant neuve, à moitié endormi ; derrière lui, agrafé au mur jaune pisseux, pendait son vieux boulier avec une étiquette que le ventilateur faisait danser : « occasion bon état de marche, prix sacrifié ». Sa boutique était un bric-à-brac à l’anglaise, un genre de charity shop, de junk shop mâtiné Chinatown. On pouvait y dénicher tout un tas de choses, hormis le curriculum vitae du propriétaire et du personnel fantomatique que l’on apercevait inopinément, quand le regard du client soulevait sa paupière surpris par un parapluie griffé « le véritable Cherbourg », d’une tasse de thé siglée « Roy Kirkham » , « Windsor », ou, tout simplement, d’un fantasme exotique du type pipe à opium ou boîte à bijoux laquée époque Yuan.

Chang parut surpris de me voir. Mais il n’en était rien : les tubulures tintinnabulantes de la porte du magasin, qu’une bille de plomb heurtait de ses notes calligraphoniques, l’ avaient averti. Il leva sur moi son regard perçant, masqué comme toujours par d’ épaisses lunettes rondes en écaille, (de ce point de vue il demeurait caricatural quant à l’image que l’on se fait des asiatiques), me sourit : « je vois que tu viens avec de bonnes nouvelles » dit-il avec son accent mi-cockney, mi-gouape de la place d’Italie (où il était né). « Oui !  répondis-je bêtement , oui oui oui ! Figure-toi que je viens de toucher ma première pension de retraite, Chang, ça se fête, non ? »

Chang était rondouillard et tout son corps se mit à vibrer dans une harmonie de chairs confites. Les grelots de la porte boutiquière lui firent écho : mon état le rendait joyeux, par un principe de vases communicants dont le flux s’écoulerait d’une porte d’entrée à une caisse enregistreuse sans s’imprégner des raisons humaines qui les rendent musicales. Un genre d’intelligence artificielle sans intelligence mais farouchement artificielle. Chang appela son fils fantomatique, Yep, qui travaillait dans la réserve. Ce gosse faisait partie de cette catégorie de gens auxquels on ne peut donner d’âge. Quand on le voyait -moment exceptionnel- alimenter les rayonnages, il était impossible de ne pas ressentir l’effet sensuel du soleil au levant dans sa démarche, ainsi que cette chaleur diffuse et parfumée qui subjuguait les clientes. Juché sur son petit escabeau, Yep jouait de cet empire des sens avec finesse et duplicité. Chang donna à son fils les clés de la caisse et de la boutique, avant de revenir vers moi :

« -il faut que nous allions fêter ça avec Li Pong ! hurla -t-il. Oui, il faut fêter ça, AK ! »

Je me sentis un peu gêné. Je conservais une certaine rancoeur envers Li. En effet, Li Pong m’avait un soir assassiné avec des amis étrangers dont je ne parvenais pas à suivre la conversation : « il parle anglais comme une vache espagnole et espagnol comme un drink de milk shake ». Or, je n’ai depuis fait aucun progrès. Cependant, j’apprécie Li Pong. Je dois dire que ces deux larrons demeurent introuvables ailleurs que dans un Guinness book co-édité par des chèvres. Collègues d’Ho Chi Minh dans un grand restaurant londonien, les deux compères avaient plus tard bifurqué vers des devenirs plus tranquilles. Chang dans la brocante du côté de Candem Street, Li Pong dans le bastringue-guinguette, sur la rive gauche du pont de Hammersmith. A cette époque il se racontait que Mao Tse Toung vendait des tongs à Piccadilly Circus, mais tous le croyaient déjà mort noyé dans la Tamise, in this beautifull city of London.

Quand nous arrivâmes chez Li Pong, enseigne lumineuse composée de petits lumignons fluos éclairant un panneau peint intitulé :  » A la baie d’Along » représentant ladite baie vue d’une jonque ce fameux soir où cinquante touristes européens disparurent corps et biens (une plaque en marbre scellée sur la façade leur rendait hommage), nous fûmes surpris de trouver, attablés au premier rang, l’ambassadrice d’Argentine et le roi du Pérou, dessinant sur la nappe en papier rouge le portrait de Gastibelza, l’homme à la carabine, qu’interprétait sur la scène le sétois aux cheveux crépus, ce fainéant qui dort l’âme tournée vers l’étang de Thau, privé de pin parasol.

Li Pong ressemblait, malgré son origine du Yunnan à un japonais d’ Hokkaïdo, grand, costaud, aux vies plurielles et au parler singulier. Il émanait de ses lèvres, quand il était de bonne humeur, donc ivre, une grande et chaleureuse éloquence. Tous les peuples de la Terre étaient ses frères, toutes les femmes de son établissement des saintes, des mères et des expertes en amour. Il n’y avait pas de putes, ici. Tous les amours, toutes les religions, toutes les vocations, les désirs, les impulsions, les fantasmes se trouvaient réunis en ce lieu en une seule, une unique bannière : la liste de tarification.

J’étais fou de joie. Non du fait de cette bamboche à laquelle Chang et Li Pong me conviaient, mais par cette folie sombre que constituait mon premier versement de retraité, cet argent qui tomberait régulièrement alors que je pourrais dormir, rêver et n’être en aucun cas complice de cette ininversable et ésotérique courbe du chômage . Devenir un petit vieux perdu dans sa cambrouse, qui coupe des fagots de bois pour se chauffer en hiver, cueille des fruits en automne pour confectionner des confitures, mange en Eté les légumes du potager et au printemps se dit : encore quelques beaux jours devant, des couchers de soleil, des gosses dans le jardin, des chats. Pourtant, c’est la bamboche qui menait mon cortège : boire, danser avec Marina Garbiñé ou Salomé, dépenser mon fric pour perdre toute mémoire de cette dépendance laborieuse. Enfin respirer les fleurs du jardin, sentir le bois dans la cheminée, cette lucarne magique, hypnotique, toute en couleurs étincelantes. Peut-être était-ce cela qui me rendait fou, et que ma joie était un leurre, un feu de saint Elme.

Car la fête eut lieu. Tout, dans ce petit immeuble crapuleux, tenait de la farce. Les amours, l’alcool, la jeunesse factice des filles soumises au bon plaisir, les tentures et les tableaux défraîchis accrochés aux murs, l’odeur âcre des abandons, les draps mal blanchis, l’abandon du monde entre les hanches de couples libidineux, puanteur écoeurante de la sueur noyée dans l’excès de parfums frelatés. Nous avons ri. Nous avons discuté. Nous avons joué. La soirée, pour dire le vrai, fut formidable. Au petit matin, bien entendu, je n’avais plus un rond. Juste un crédit assorti d’une menace de saisie par huissier. J’étais en pleine débine. Pendant ce temps, Chang et Li Pong se partageaient le butin.

C’était un matin de gueule de bois. La marée avait remonté le niveau de la Tamise qu’un épais brouillard recouvrait. Les arches du pont de Hammersmith, lourdes, vibraient sous le passage des camions. C’est alors que l’idée me vint de retourner en vitesse dans la boutique de Chang, avant que celui-ci n’y retournât. Je courus jusqu’au métro. Une heure plus tard, j’entrai comme si de rien n’était, serrais la main de Yep. Je profitai qu’il me tournât le dos pour saisir le boulier suspendu et le fracasser sur le crâne du gamin sans âge. Par bonheur, il n’y avait personne dans le magasin. Je pris les clés attachées à sa ceinture, vidai la caisse enregistreuse et m’enfuis, claquant la porte. Les tubulures tintèrent avec violence. Puis la sonnerie d’alarme générale de la boutique. Je courus dans les ruelles de Candem Market, je courus d’un pas nonchalant de touriste, m’agrippant aux devantures fantasques et colorées, le paquet de fric bien calé dans mon slip. J’étais fou de joie. Fou de cette joie sombre d’avoir cambriolé un chinois qui m’avait rincé la veille de ma première pension de retraite. De son copain,et de toutes ces divagations dont je m’étais fait le principal acteur. Finalement, je n’avais eu que ce que je méritais : la punition de la naïveté, dès qu’elle a deux ronds en poche.

J’eus la frayeur de ma vie lorsque, faisant tourner un présentoir de lunettes de soleil, je vis ma tronche dans le petit miroir. Un visage déconfit, exsangue, pas rasé depuis deux jours. Je me reconnus par les rides qui cerclaient mes yeux, et ce double menton qu’on acquiert dans le monde du Travail à force de stress et de mélancolie (celle du travail bien fait avec des outils adaptés). Plusieurs échoppes de barbiers offraient leurs sièges confortables aux personnes paniquées par la poussée intempestive des poils sur le menton et les joues. J’entrai dans la première que mon chemin, ma fuite, croisait.

Je me suis jeté dans le fauteuil en cuir, à la fois essoufflé et ravi de poser mes fesses dans un endroit parfait pour tout oublier. Je fermais les yeux. Je baissais le rideau. Une coupe de cheveux et un bon rasage me feraient autant de bien qu’une coupe de champagne et un soleil radieux. L’eau chaude coula sur mes cheveux lorsque je renversai la tête sur la vasque. Puis les ciseaux chantèrent et cliquetèrent autour de mes oreilles. J’étais dans le jardin, perdu dans ma cambrouse, des oiseaux dans les branches, le potager plein de tomates rouges, quelques beaux jours devant, peut-être même des enfants jouant sur la balançoire du marronnier. Je sentis le rasoir rafistoler mon cou, les poils se ratiboiser sous le fil ; j’ouvris alors les yeux. Dans le miroir qui me faisait face je vis mon visage et, tenant le rasoir, mon ami Chang, qui souriait derrière ses épaisses lunettes rondes en écaille. A la caisse, Li Pong maniait avec dextérité un boulier flambant neuf, alors que dans son dos, suspendue au mur jaune pisseux, une caisse enregistreuse pendait, avec un petit écriteau : « occasion, bon état de marche, prix sacrifié ».

AK Pô

24 08 2014

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