Tobali et ses poules

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(la vie des gens qui n’intéressent personne)

Tobali était un honnête commerçant qui tenait échoppe dans une de ces villes grandioses et parfumées du Sud, dans les ruelles desquelles se perdent les touristes. Comme tout commerçant honnête, Tobali élevait dans sa cour fermée des poules dont il vendait les œufs directement du producteur au consommateur, ce qui lui permettait d’être très philosophe quant à certaines obligations fiscales dont ses poules ignoraient les devoirs et la moralité. Cet homme avait passé la quarantaine comme d’autres franchissent les doubles murs de Melilla hérissés de barbelés, mais son ambition n’avait su sauter le pas et, de ce fait, il s’était installé dans la plus proche métropole, où, avec l’âge, il avait pris du poids et rencontré la meilleure façon de faire fortune : arnaquer les touristes et vendre au noir les œufs de ses poules. Parfois, cependant, il sacrifiait à son commerce quelque volatile, qu’une vente fertile remplaçait rapidement. Le terme « vente fertile » reflétait avant tout un profit plus inhabituel, un profit collatéral dirions-nous, tel que la vente d’un collier d’ambre qui s’avère n’être qu’une résine. Une gentille esbroufe que l’on retrouve aussi en Italie du sud, avec les statuettes sculptées dans la lave du Vésuve ou de l’Etna .
Le poulailler était très rudimentaire : quelques perches plantées dans le sol en terre battue de la maison, elle-même cernée de murs en agglos rapidement chaulés, perches auxquelles étaient nouées horizontalement des bambous servant de perchoirs. Dans un angle de la cour, juché sur d’autres poteaux, un petit cabanon clos de moucharabiehs accessible par une courte échelle en bois, que montait la volaille chaque soir, un lit de paille offrant à l’étage la chaleur et l’intimité nécessaires pour une ponte régulière et dé-stressée. Comme tous les honnêtes commerçants de toutes les villes du monde, Tobali se levait avant l’aube et se couchait au-delà du crépuscule. Quand il quittait son logis, les poules dormaient. Quand il revenait le soir, les poules dormaient. C’était un univers tranquille et profitable. Il suffisait de ne pas omettre de couper les plumes des poules.
Dans ces pays connus pour la probité de leurs élus, des responsables politiques, des services administratifs et sociaux, dans lesquels le moindre manquement à la morale et au sens commun serait puni de façon exemplaire, Tobali vivait tranquille, renouvelant son élevage de volaille en fonction des affaires de sa boutique. Or, il advint qu’à force de renouvellement, il se trouva en possession de poules exclusivement palestiniennes . De visu, elles ne présentaient aucune différence avec des poules Ardennaises, de Hambourg, de Herve, Espagnoles à face blanche, de Minorque (…), des poules comme les autres, sauf que très vite la cour de Tobali devint un champ de mines. En effet, cette volaille avait, en un premier temps, quand elles possédaient encore leurs ailes, gravité de Gaza vers Istamboul, où, à l’époque de Yachar Kémal, des enfants les récupéraient en leur tendant des pièges, puis les revendaient pour quelques piécettes à des chalands qui, à leur tour, les lançaient en l’air en faisant un vœu. Libérées, elles s’étaient dirigé vers l’Egypte, pensant refaire leur vie sur le Nil, en amont du barrage d’Assouan. C’était illusion perdue et elles migrèrent vers l’Occident, suivant les rives de la Méditerranée, se posant enfin sur la terre magique où scintille l’opulence qui assombrit le soleil sauf quand le soleil est noir et l’opulence synonyme de nuit blanche. A peine posées, des chenapans les plumèrent. Réduites à marcher, à survivre au rythme de tristes caquetages, elles furent vite revendues (dévorées parfois) à de brillants opportunistes dont Tobali faisait partie.
La vie de Tobali, qui n’avait ni femme ni enfant, devint rapidement un enfer, un BehèR hébreu. Les poules encloses réclamèrent très vite du grain de meilleure qualité pour assurer le rythme des pontes et la qualité des œufs. Après moult réflexions, l’homme s’exécuta. Mais quand elles demandèrent de l’eau, il refusa tout net. L’eau coûtait plus cher que toute la volaille réunie leur dit-il. L’eau fleurit nos jardins, irrigue nos champs, alimente nos fontaines. Alors les poules se mirent à parler un autre langage, un schibboleth que Tobali ignorait. Il eut beau aller proposer deux poules gratis à son ami Sibékar, qui était marchand de cocottes et de poêles à frire, pour tenter de deviner le discours des poulettes, rien n’y fit. Mais le plus dur arrivait. Les poules creusaient le sol, grattant la terre sèche avec obstination, visiblement déterminées à changer leur destin. Elles pondaient des œufs carrés, des cubes à l’intérieur desquels le jaune était rouge sang, parfois violacé. Des œufs invendables. Des jours durant les poules creusaient des tunnels mal dessinés pour s’évader, alors que les chenapans, pour deux sous, revenaient chaque semaine couper leurs plumes et, avec autant de sagacité, leurs griffes. Une guerre sans fin semblait s’établir entre l’honnête commerçant et son poulailler retors et déterminé.
Au bout de quelques semaines, Tobali décida d’utiliser la force et l’intransigeance : il donna deux poules à Sibékar, qui les revendit au prix fort à un touriste. « Je me suis régalé ! » dit-il à son ami quand il le rencontra quelques jours plus tard dans le labyrinthe des ruelles où ils tenaient commerce. Les poules ne bronchèrent pas et maintinrent leur manège. Alors Tobali en prit une au hasard, ronde et noire, la suspendit au fil à linge et lui trancha le cou, en plein midi, face aux autres qui se mirent à caqueter bruyamment et agiter dans un mouvement de panique leurs ailes mutilées. Le sang giclait du cou pendu de l’égorgée, cependant qu’ un nuage poussièreux s’élevait dans un vacarme inouï de batterie d’artillerie, plus terrifiant que les trompettes de Jéricho, plus symbolique que les oies du Capitole, plus menaçant qu’un troupeau de rugbymen refaisant le match après minuit, bref un tintamarre du diable face auquel Tobali ne sut quelle attitude adopter. Cela dura encore plusieurs jours. La caisse noire se vidait, les œufs ne faisaient que casser l’omelette sans lui offrir le moindre profit.
Tobali passa des nuits entières à réfléchir. Comment en finir avec ce conflit, comment faire en sorte que chacun y recouvre sa paix ? Le problème était d’une grande complexité, et Tobali, comme tous les honnêtes commerçants que compte la planète, se posait la question de savoir où était son bonheur par rapport à celui de ses clients. C’est d’un rêve qu’il eut que vint la solution. Oui, un simple rêve comme il s’en construit à l’aube, juste avant l’éveil, dont on ne retient généralement que l’ultime instant : il épouserait ses poules, il les épouserait toutes, pour le meilleur et pour le pire, afin que tous et toutes respirent ensemble le même air, mangent les mêmes fruits, aiment la vie et la partagent sans frustrations ni vilenies. Tobali se surprit à sourire.
On retrouva son corps étendu dans la cour de terre battue deux heures après l’aube. Troué de balles. Il n’y avait plus de poules  et le mur en agglos vaguement chaulé n’était devenu qu’un tas de gravats sur lequel la poussière doucement se re-posait. Sous un ciel limpide d’un bleu profond.

Par AK Pô
04 10 2014
Ptcq
IMGP3775

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