Boulevard du crime (à sens unique, mais avec GPS)
C’est à la tombée de la nuit que j’ai vu ce petit hérisson traverser la route comme d’autres êtres vivants traversent la Méditerranée, et d’un bond l’animal a trouvé refuge dans le jardin. Jardin d’Eden. La pluie s’était remise à tomber, un vent d’ouest caressait les branches des arbres et dans le potager les limaces proliféraient. Au même instant, sur le boulevard des Pyrénées, Marilou se faisait renverser par une voiture alors qu’elle traversait la voie en regardant du mauvais côté, le boulevard ayant été récemment mis en sens unique. Il appert que l’automobiliste, à la tombée de la nuit, regardait son GPS. Comme à chaque fois qu’il rentrait à la maison, parfois défoncé, parfois en ayant oublié ses lunettes au bureau, mais toujours pour de mauvais prétextes. Ce soir-là, la limace qu’il portait sur le dos avait gardé la trace d’un rouge à lèvres sur l’encolure. Sa cravate était tachée. Il ne savait s’il s’agissait de vin ou de ce hérisson qu’il avait écrasé sur la route, fenêtre ouverte et chantant à tue-tête, en revenant de la campagne. Il se souvenait vaguement d’un bruit mou sous la roue, ce bruit que font les nids de poules nouvellement rebouchés que l’on ne compacte pas et qui prennent la forme de dos de chameaux pleins de puces, de gravillons, ces haricots sauteurs qui éclatent les pare-brise. Nids de ces poules qui couvent six mois plus tard de nouveaux trous encore plus profonds.
Marilou fut embarquée par le SAMU mais mourut pendant le transport. L’ambulance fit alors demi-tour et l’alea étant déjà jacta est, il fut décidé de lui consacrer la 105 ème stèle du parc Tissier, sans que la famille n’ait à débourser le moindre centime d’euro, hormis les funérailles, qui étaient en option. Pour conserver le corps en attendant la fin des travaux, celui-ci fut placé dans un vieux congélateur de la SERNAM, que d’antiques squatteurs utilisaient pour rafraîchir leurs bières, et, à défaut à congeler leurs cervelles en béton. Quand Lucien gara son cross over noir il remarqua que l’aile avant gauche avait pris une teinte légèrement auburn au niveau du pare-choc. Le GPS ne signalait aucune anomalie. Une voix féminine débitait ses instructions : marchez trente mètres, tournez à gauche. Arrivé à l’ascenseur, appuyez sur le bouton ouverture. Appuyez sur le bouton ouverture. Entrez. Appuyez sur le bouton 3. Vous êtes arrivé. Vous êtes arrivé. Mais. Mais votre femme est partie. Votre femme est partie faire sauter son petit haricot avec grouic grouic grouic un hérisson un être vivant ayant traversé la Méditerranée, un chameau, un bâton de rouge à lèvres, une poule grouic grouic grouic Lucien vous devriez déménager (c’est toujours le GPS qui cause avec sa voix suave) de toute urgence car les caméras de surveillance vous ont repéré, vous êtes fait comme un rat, grouic grouic grouic Lucien vous êtes un rat, ne lâchez rien, un temps de chien va se jeter sur vous et comme à chaque fois vous direz c’est la faute à la pluie si je mords la poussière mais grouic grouic grouic prenez l’escalier de service, celui qui donne dans l’arrière cour, où sont alignés les bacs à ordures, et soudain le GPS s’éteint.
Lucien se sent bien. Jardin d’Eden. Sa femme est partie. Enfin ! Il se sent comme un hérisson franchissant la clôture percée d’une forteresse de campagne. Il se sent comme un enfant qui ne sait pas que le sang qu’il a sur ses mains est celui d’un oiseau dont il n’entendra plus jamais la chanson. Dans la pénombre, il sourit d’aise ; sa femme ne lui manque pas, mais lui ne l’a pas manquée, sur le boulevard des Pyrénées. Homicide involontaire. Il aurait pu renverser n’importe quelle gonzesse, à cette heure-là, mais le hasard est parfois objectif. Et puis, en ville, il y a autant de Marilou que d’hommes à tête de chou. C’est écrit dans le registre des statistiques de la Mairie. Il faut bien justifier auprès des contribuables les mesures prises pour le bien de tous, commerçants et riverains compris. Dans la cour intérieure l’odeur des poubelles est prégnant, le concierge ne les a pas encore sorties. Il n’est que quatre heures du mat’. Lucien pousse le loquet du portillon qui donne sur la rue Louis Barthou, sort dans la rue déserte, gagne à grandes enjambées la rue Farinelli. Dans un recoin, la moto de sa femme est cadenassé à une barre anti intrusion. Un cadenas à chiffres dont il connaît le code. Deux minutes plus tard, il roule, traverse la ville et s’enfuit, direction Bordeaux. Au rond point de l’aéroport, il tombe en panne d’essence. L’avion pour Orly décolle dans deux heures. Avec un peu de chance, en courant, il fera les cinq kilomètres en une heure. Peu de marge, mais plein soleil, se motive-t-il en imitant Delon. Ses souliers de ville crissent sur le bord de la route, son souffle se raccourcit autant que la distance parcourue. Un taxi passe, puis un autre, à vive allure. Il court du bon côté de la route (peaton, anda a tu izquierda), regarde son Ipod, réserve en trottinant son billet d’avion, feuillette l’édition électronique de la République qui vient de faire sa mise à jour, lit la nouvelle concernant Marilou : »une jeune femme renversée sur le boulevard des Pyrénées n’a pas survécu à ses blessures… ».
Arrivé à l’aérogare, Lucien file aux toilettes pour se refaire une façade. Il remarque que c’est le seul endroit de la ville qui conserve la marque de quelques tags sur les murs : « CCI de Pau traître » , « De Stampa vendu ! SNC Lavallin aura ta peau ! ». Le temps presse, le comptoir d’enregistrement est ouvert. Il ne prête pas attention aux grands panneaux qui vantent les charmes du Béarn, ses lieux de villégiature haut de gamme : villa Nitot****, villa Formose****, villa Clermont (bd Sarrailh)***, villa Sainte Hélène ****(sur réservation)…Lucien s’agglutine à la file des passagers, qui se déplace avec lenteur et mollesse, semblable à une énorme limace repue. Il songe alors au hérisson qu’il a certainement écrasé en rentrant de chez Marina, du côté de Soumoulou, hier soir, après une soirée de bamboche, au sang qui a giclé par la fenêtre ouverte de son cross over alors qu’il chantait à tue-tête. Il vide négligemment ses poches avant de franchir le portique de sécurité : pièces de monnaie, téléphone, portefeuille, ceinture, clés. Ce faisant, il sent que quelque chose le rattrape, un vague sentiment de fuite en avant qui reflue en un mouvement d’abjection, un fort dégoût de soi qui peu à peu l’immerge et le tétanise. Une hôtesse s’approche, lui demande s’il va bien. Oui, je vais bien, merci. Vous êtes sûr ? Oui. Cette nuit, j’ai écrasé un hérisson et ma femme , aussi, avec laquelle je ne m’entendais plus. Maintenant, je prends l’avion. Je suis sûr qu’il va s’écraser. Voilà pourquoi je vais bien, madame.
-par AK Pô
25 05 2015
Ptcq