Faites des mères !
Elle avait un cul de ramasseuse d’asperges, et comme l’aurait si bien dit le grand poète russe Ivan Wladimir Poutiniliakov, elle « avait un coffre-fort ouvert sur l’entrée des artistes et un arrière train transsibérien, qui faisait luire ses yeux comme brillaient ceux de Blaise Cendrars quand il répandit sur la table du wagon brinquebalant son sachet de diamants bruts qu’il avait pour mission de livrer à son commanditaire, à Anvers. » Nous étions loin. Nous pouvions écrire sans honte : » elle avait un cœur d’hirondelle sur le canapé du bordel, je venais m’allonger près d’elle, dans les hoquets du pianola », nous pouvions l’écrire alors que l’Aragon n’était pas la Castille franquiste, que sur les bords de l’Ebre une armée salutaire se levait, loin du quartier Hohenzollern, de la Sare et des casernes.
Je la regardais de dos, dans sa posture à angle droit. Jambes écartées, souple, les bras ventilant l’air frais du matin, à cette heure tendre qui fait dans les champs les meilleurs rendements, basculer dans des cageots qu’un homme apportait vides et retournait pleins, la récolte. Elle avait un grand tablier gris qui serrait sa taille et descendait le corridor de l’ombre jusque en bas des cuisses, si l’on procède du même angle de vue que le mien, qui vissait les boulons du vieux tracteur Fergusson, ce vieil engin qui perdait ses roues comme je perdais la tête en la zieutant. J’avais seize ans et ce cul fascinant de rondeur parfaite roulait mes heures par la mécanique bien rodée des aiguilles de son labeur. Seules les hanches et les bras comptaient : un mouvement minuté du corps (les jambes) et celui plus rapide (les bras) secondaire mais très efficace, livraient un rythme sensuel et métronomique dans lequel les pauses et les heures n’avaient pas lieu d’être comptabilisées.
Toutes les dix minutes environ, elle se redressait, tendait ses bras au ciel en un long étirement. Se retournait alors, décrispait ses pieds pour aller boire au porron une gorgée d’eau fraîche, à l’abri d’une haie. Je ne la regardais plus, je la contemplais. Si du cercle parfait de ses fesses tout le bonheur du monde se fut réjoui, des deux seins magnifiques que portait son corsage l’univers lui-même n’aurait su s’affranchir, tant il aurait affolé tous ces milliards de mouches qui s’aiment à en crever (Higelin), toutes ces étoiles adamantiques qui bâtissaient, chez Cendrars , les lotissements du ciel. Comment de pareils seins sur les rivages de l’Ebre, au pied des monts Europe, n’affoleraient-ils pas ces républicains qui fêteraient leur victoire à Barcelone… Nous étions loin. Le vieux tracteur crachota une fumée noirâtre et se remit en marche. La quinzaine d’ouvriers que nous étions poussa un hourra de joie. La machine ferait notre travail. Du moins pour les tâches les plus dures.
Je me suis amusé, bien des années plus tard, à me souvenir de son visage. Ses formes m’avaient tant subjuguées que j’en avais oublié tout ce qui fait la marque de la mémoire : les yeux, la couleur des cheveux, la bouche, et, parfois, les oreilles et le nez. Le nez est essentiel, dans le profil, les oreilles dans la vue de face. Son visage, étrangement, me questionnait quant au mien propre. Je ne conservais aucune photo de ma descente de l’Ebre, quelques adresses seulement dans un carnet jauni, et beaucoup de sang que le temps ne diluerait pas dans les balles de la dictature, de toutes les dictatures. Mais ce visage me hantait. Je savais le « reconnaître », sans savoir comment le décrire. Etait-ce ce tableau d’Edvard Munch, « le cri », celui de Picasso, « Guernica », ou « la naissance du monde » de Courbet, qu’importe. C’est dans un rire qu’elle eut, un beau matin de la fin mai, que son visage s’éclaira dans ma cervelle . Elle se mit à rire aux éclats quand on lui proposa, lors d’une pause, de chevaucher le vieux Fergusson, de se mettre aux commandes et de le faire rouler le long des monticules où poussaient les asperges. Et nous étions plantés là, à la regarder faire de grands gestes, à faire craquer les vitesses et à pousser de grands cris d’exaltation.
Je me souviens encore de tous ces hommes qui la regardaient manipuler le vieux tracteur. Il y avait quatre femmes, y compris les filles et la femme du patron, dans l’entreprise. Les rangs d’asperges étaient longs comme des jours sans vinaigrette, les saisonniers nombreux, venus d’Andalousie, de Roumanie. Le tracteur crachotait son diesel et les hommes regardaient la femme aux rondeurs essentielles, de celles qui fulminent le septième ciel. Et il me fallut déchanter. Le visage de mon égérie n’avait rien à voir avec sa corpulence. Elle attendait un enfant, ses joues rosées rougissaient de bonheur. Juchée sur ce tracteur, elle contemplait les hommes et ses yeux luisaient d’un luxe qu’ils n’auraient jamais : enfanter. Alors que nous, les hommes, riions de ses maladresses à manipuler l’engin, les eaux lui vinrent et, deux heures plus tard, elle accouchait, sans douleur excessive.
Ca tombe bien, dit le patron, aujourd’hui, c’est la fête des mères.
-par AK Pô
30 05 2015
Ptcq
je suis fan de chichounes!! bravo, pouet pouet
Digne d’Ernest et Ming…ouais et autres poètes
Alertez les bébés pour qui sont les glands enfants de la partie
Des chênes des passions j’avoue que j’ai vécu Pablo né pas lui…
ce commentaire est-il génétiquement trans-missile? Ou inversement proportionnel au propos? Dans le doute, lâche toi. L’arène, le toréador et le toro tournent dans le même sens que le soleil, mais leurs montres ne possèdent pas les mêmes aiguilles. Et ça, ce n’est pas du Hemingway (of life) ; Bello, ti sorrido.
Karouge, c’est de l’AK Pô magistral qu’il nous sert !
merci.
Voilà en tous cas un bel article qui sort de l’ordinaire !