Les mots bleus

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Il y a des êtres que l’on aime, même s’ils ne font pas partie de ses proches, même s’ils ne sont pas de ceux que l’on croise dans la rue et que la beauté fugitive éblouit. Il y a des gens qui font partie de votre univers même si vous ne les avez jamais rencontrés. Comme des livres que vous ne pouvez jamais oublier, « Le Grand Meaulnes » par exemple, leur musique secrète berce votre cerveau et, s’il s’agit d’un refrain, il revient sur vos lèvres sans que l’on sache pourquoi. C’est le privilège des artistes, des poètes en particulier d’accompagner nos vie. Une parole, une courte mélodie qui parfois nous obsède :

« Je lui dirai les mots bleus
Ceux qui rendent les gens heureux
Je l’appellerai sans la nommer
Je suis peut-être démodé
Le vent d’hiver souffle en avril
J’aime le silence immobile
D’une rencontre
D’une rencontre »

Voilà que le chanteur a trouvé ce « silence immobile », cette rencontre dans la mort. La mort ce n’est pas l’oubli : comment oublier cet artiste singulier, élégant, rigoureux qui nous accompagne depuis 1965 ?  Aline : nos premier émois, nos premiers désirs sur une musique simple, romanesque, ces paroles naïves qui conviennent si bien à l’adolescence. Qui n’a pas « dessiné sur la plage ce doux visage qui me souriait » ?   

Ce qui fut remarquable dans le parcours de Christophe c’est sa quête permanente : non pas d’un nouveau tube mais de trouver les mots justes, la musique qui les accompagne et tout cela en harmonie avec une voix si particulière que l’on ne pouvait l’oublier. Il fit ainsi un chemin marginal dans le monde trouble du show-bizz et ne renonça jamais, évoluant toujours et gagnant à chaque fois un public nouveau, toujours plus jeune. 

 Il avait 74 ans et il avait encore des projets. Il préparait un disque et il se produisait il y a peu encore, lors de longues tournées, dans des salles pleines à craquer. Ainsi, il l’a prouvé, à 74 ans, on existe encore contrairement à ce que l’on voudrait nous faire croire, ajoutant l’injustice à la maladie.

La présidente de la Commission Européenne, Madame Vander Lynden, dans un récent discours hygiéniste, voudrait confiner sine die « les aînés » comme elle les appelle avec commisération. On se dirigerait en France vers ce genre de mesures… bien intentionnées, évidemment. Le Covid19, non seulement tue mais il renforce aussi le jeunisme maladie du « nouveau monde ». L’énergie, la créativité, le talent renouvelé de Christophe devrait faire réfléchir ceux qui sont tentés de prendre des décisions liberticides. Car qui aurait pu empêcher un ultime concert de Christophe ?

Avec cette disparition, l’épidémie devient concrète. Quelles furent les derniers moments du poète ? Ses ultimes paroles prononcées dans la solitude glacée d’une chambre d’hôpital de Brest ? Qui l’accompagnera dans sa dernière demeure ? Seront-ils moins de dix comme l’exige la règle, lui qui a conquis les foules ?  

Daniel Bevilacqua, né à Juvisy-sur-Orge (Essonne), dit « Christophe », célèbre à vingt ans  grâce à Aline tu continues à nous accompagner. Ainsi, tu vis encore.

Pierre-Michel Vidal

Photo: Le chanteur Christophe lors d’une séance photo à Paris, le 11 décembre 2019. (JOEL SAGET / AFP)

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2 commentaires

  • Bel hommage mais vos conclusions me laissent, comme d’habitude, quelque peu perplexe :

    – Retraités, nous avons des projets et cherchons à exister encore. Mais échapper le plus tôt possible de la vie professionnelle est toujours actuel.

    – Nous compatissons pour les résidents des maisons de retraite mais nous y accompagnons nos parents comme s’ils n’existaient plus sans doute.

    – Quant au jeunisme, je crois qu’il a touché toutes les générations, en tous cas depuis celle de ma jeunesse.

    Je me souviens de l’époque « yé-yé » et des fêtes de villages. Une de mes grand-mères disait « que beïrat, un die que dansserats sus lou cap » (vous verrez, un jour vous danserez sur la tête). On entendait encore Verschueren et son auvergne jolie. Quelques valseurs s’aventuraient sur la piste. Mais l’accordéon d’Yvette a vite fatigué Antoine.

    Récemment j’étais invité à une fête organisée par des amis. Elle était animée par un jeune DJ du coin, apprenti chez un artisan local. Alors qu’il déversait sa musique, une invitée lui demanda un « paso doble ». Il répondit : « C’est quoi un « paso doble » ?

    Actuellement je regarde les variétés à la télévision, les vedettes défilent ou naissent en direct. Beaucoup de têtes d’affiches du Zénith me sont pratiquement inconnues. Je découvre l’énergie des rappeurs et je vois des artistes, un univers, une culture populaire venue des banlieues exister et s’affirmer positivement. Mieux que « Nadau ».

    Mais je réalise aussi qu’entre les années 60 et nos jours, il s’est écoulé autant de temps qu’entre la belle époque et les années 60. Il va falloir faire attention à ne pas « ripipiller ».

    • Pierre-Michel Vidal

      Il me semble justement que le « génie » de Christophe c’est qu’il a su réunir les contraires. Il a touché un public très large avec « Aline » par exemple puis un autre plus « branché » avec les « Mots bleus » ou « Les paradis perdus » et rassemblé des générations très différentes. Il a été en phase avec des époques musicales apparemment contradictoires : celle des « yéyé » puis celle des « post-pop » (excusez le néologisme). Christophe c’est l’image de l’artiste intégral, une sorte de prototype qui dépasse les modes et le buisness du showbizz.
      Sans doute sa deuxième carrière a été plus confidentielle mais elle a influencé de nombreux musiciens et, dans ses concerts, le public était composé de jeunes. Il n’y a pas d’âge pour les véritables créateurs; la tristesse de cette disparition est liée à cette capacité rare à réunir les contraires (les origines sociales, les générations) et à réussir une sorte d’unité autour d’une personnalité aimée de tous. Comme vous le savez les obsèques de Verlaine ou Utrillo bien qu’âgés, marginaux et moqués des ignorants, ont été suives par des dizaines de milliers de personnes. Le peuple avait reconnu leur talent.
      Ce qui ajoute de la tristesse à la disparition de Christophe, c’est, compte-tenu du contexte sanitaire, l’impossibilité de lui rendre un dernier hommage qui soit à sa mesure. Ainsi le deuil est incomplet, bien que spontanément sa musique ait animé les balcons chaque soir à 20 heures, en hommage aux combattants du virus.