Une naissance
Paul poussait lentement son chariot dans une allée de son hypermarché coutumier. C’était un samedi 24 décembre. Chaque jour, il négociait avec sa solitude. Il ne s’en plaignait pas, il s’y résignait. « Qu’ei atau e atau qu’ei ! » (1) se répétait-il. Il était du genre mélancolique. « Un petit peu, de temps à autre… » avouait-il à Jeanne Camps, son médecin traitant.
Il n’avait pas fait la démarche de rencontrer un psychologue comme elle le lui avait conseillé. Il trouvait cela humiliant voire ridicule. Elle lui avait néanmoins prescrit un traitement qu’il avait abandonné après quelques mois, convaincu qu’il allait mieux. Il était persuadé qu’une existence bien réglée lui éviterait les désagréments majeurs dont la vie a le secret.
Il connaissait peu son voisinage. À peine s’il jetait un œil à la fenêtre donnant sur la cour intérieure de la vieille résidence pour voir, parfois, les enfants jouer sur la pelouse. Il constatait que les jeunes locataires ne restaient pas longtemps. « Où peuvent-ils partir ? » s’interrogeait-il.
Un jour, passant outre sa prudence maladive, il avait posé la question au buraliste où il achetait son journal qui lui avait répondu qu’il n’en savait rien. « Peut-être loin d’ici, à la campagne ? » Quelques jours auparavant, Paul avait noté que ses plus proches voisins, ceux qu’il entendait parfois, à travers la cloison de la salle de bain, avaient quitté l’immeuble, et qu’une jeune femme avait pris la suite.
Depuis qu’il avait quitté son entreprise, il préférait tout ignorer de la ville dans laquelle il vivait. Il ne l’avait jamais visitée, juste traversée. Pierrette l’y avait souvent encouragé mais quand il cédait à ses conseils, il allait toujours au même endroit, près du fleuve. Mais depuis des années, il s’était en quelque sorte barricadé. Ainsi, il se tenait à l’abri des malheurs du monde dont il ne voyait le spectacle terrifiant que sur les chaînes d’information en continu qu’il regardait à longueur de journée.
Ce matin-là, Paul avait laissé Tina de fort bonne heure pour faire ses courses qui seraient, en pareille époque, améliorées. Le soir, il dînerait d’un saumon fumé certifié bio, de deux cailles à l’armagnac et d’un vacherin « haut de gamme » acheté dans sa pâtisserie préférée.
Il était donc dans l’allée du saumon et des truites fumés, du faux et vrai caviar quand il fut interloqué d’entendre : « Aujourd’hui, vous allez faire des heureux ! ». Il n’avait jamais entendu ce slogan commercial. Il le réentendit plusieurs fois ; un véritable leitmotiv qui le poursuivit jusqu’aux caisses bondées.
Il revint avec sa Zoé électrique, fenêtres ouvertes, à son appartement. Paul s’était récemment converti à l’écologie — enfin il l’imaginait—, à la vue de la terrible détérioration du fleuve. Il était devenu un écologiste prudent qui s’agaçait des discours politiques des uns et des autres. Un écologiste pantouflard plein de contradictions… Il ne voulait en aucun cas se faire embrigader par quelque parti ou organisation. Il tenait à sa tranquillité.
Naguère, il pêchait truites, goujons et écrevisses. La pollution, qu’on disait agricole, avait bel et bien massacré son fleuve. Il s’était mis à regarder évidemment les films animaliers sur Arte. Autant d’images de Jardins d’Eden, certes menacés de toutes parts mais qui le ravissaient. N’allaient-il pas disparaître tôt ou tard ? Lui qui avait réparé, pendant plus de trente ans, des centaines d’ordinateurs à la Pomme, qui avait ignoré les méfaits mondialisés de la firme californienne, avait admis que le monde allait à sa perte.
Ce matin-là, donc, il pestait encore contre la douceur anormale du climat. Cela faisait, en effet, plus d’un mois que les températures étaient celles d’un mois d’avril, et cela le révoltait. La montagne attendait désespérément la neige. Lui aussi : nostalgie des années quatre-vingt, quand l’hiver était vraiment l’hiver.
En rangeant ses courses, il repensa à la voix commerciale, c’était sans nul doute la voix sensuelle d’une jeune femme. Comment pouvait-il, lui, seul dans son F3 douillet, « faire des heureux » ? « C’est infernal ! » Il y avait bien Green Peace, le WWF, Sortir du Nucléaire, et même les sollicitations des O.N.G. auxquelles il répondait et dont il tirait soulagement et fierté. « Faire des heureux, comment ? » se répétait-il quand le ciel s’assombrit. « La pluie sera là ce soir. » avait-il professé à Tina.
Il déjeuna, fit sa sieste habituelle, sortit la chienne dans le parc attenant qui n’avait pas encore été urbanisé. C’était à cette occasion qu’il réfléchissait aux années passées, qu’il repensait à Pierrette et aux jours heureux qu’ils avaient connus ensemble. Elle était morte dix ans plus tôt. Il n’avait pas encore fait son deuil et craignait, quand le crépuscule s’installait, que la déprime ne revienne. Le couple n’avait pas eu d’enfants et n’avait pas choisi l’adoption car il n’était pas certain que son dossier soit pris en compte par l’administration. « La liste est longue et nous ne sommes pas prioritaires »… répétait Pierrette, désabusée. Elle était enseignante de russe et détestait les lourdeurs administratives qu’elle associait au régime stalinien.
Paul vivait donc seul avec Tina. Il l’avait adoptée deux ans auparavant sur le conseil de Jeanne Camps. Il la gâtait et elle lui rendait bien.
Mais cet après-midi du 24 décembre, donc, l’averse le surprit sur son banc. Une douce tristesse l’emplit, il se sentit mortel, ce qui l’effleurait peu d’habitude. Certes, après la disparition brutale de Pierrette, il y avait été sensible, car cette mort à quarante-sept ans lui avait paru injuste.
Cet après-midi-là, une angoisse l’assaillait. La nuit tomba si brusquement qu’il se sentit menacé. Il essaya de l’affronter en suivant sa Tina qui cheminait devant lui. Une nouvelle averse le mouilla. Il rentra trempé mais rassuré…
Il sécha Tina, il se changea, monta le thermostat du chauffage et alluma son immense écran plat. Il choisit sa série préférée aux multiples péripéties amoureuses des médecins d’un hôpital étasunien. Étendu sur son canapé, il regardait…
Comme un rappel à l’ordre, la voix commerciale revint. Il en fut irrité, décida de lancer la préparation du dîner de Noël. Mais elle continua à l’importuner. Lui qui se disait rationaliste en diable, se prit à imaginer qu’un esprit malfaisant, comme dans les histoires de sa grand-mère, avait décidé de le harceler et de ne plus le lâcher…
Il changea de chaîne, et depuis son coin cuisine regarda les dernières informations qui n’étaient guère réjouissantes : le nombre de pauvres et des sans-abris avait plus que doublé. Il avait enfourné les cailles, défait l’emballage du saumon… Le repas devait être prêt pour vingt heures, comme il l’avait prévu.
Il décora sa table, s’installa, et but son premier verre de Jurançon sec, commença à dîner. Il était inquiet, et ne savait pas pourquoi. « Cette satanée voix… » se disait-il. Il avait programmé pour sa soirée la rediffusion de Singin’ in the Rain qui devait le mettre en joie.
Soudain, alors qu’il commençait son vacherin en buvant son dernier verre de vin, il entendit la sonnette retentir. Il sursauta. Il n’ouvrait jamais le soir. « On ne sait jamais ! ». On sonna à nouveau. La chienne grogna, aboya. Il se demanda qui pouvait venir à cette heure tardive. Il entendit, une petite voix féminine : « Ouvrez monsieur, ouvrez, je vous en supplie, je vous en supplie… ». Une voix qui lui était inconnue lui intima de déverrouiller ses trois serrures.
Il découvrit sur le seuil à peine éclairé, une jeune femme qui pleurait. Elle était désarroi et tremblements. Tentant de reprendre son souffle, elle murmura cherchant ses mots : « J’ai perdu les eaux ; je vais perdre mon enfant… Aidez-moi, Monsieur Paul ! »
Il fut, évidemment, désemparé. D’où sortait-elle, celle-là ? Comment avait-elle pu arriver jusqu’ici ? Comment savait-elle son prénom ? Il ne savait que faire. Il lui proposa d’appeler les pompiers. « Surtout pas ! » Pourquoi donc refusait-elle, elle est vraiment bizarre ? Elle est enceinte jusqu’aux yeux et moi qu’est-ce je dois faire, macarèu ?
La voix, toujours la même, lui dicta de l’accompagner fissa aux urgences de l’hôpital. Ils prirent l’ascenseur. Il l’aida à s’installer dans sa Zoé sous une pluie battante. Il effleura sans le vouloir son ventre. Il frissonna. Et si elle accouchait dans sa voiture ? Il ne saurait pas faire. Ce soir-là, il s’était empêtré dans une drôle d’histoire, et ne s’en avisait pas.
Il allait à bonne allure rejoindre l’hôpital. En jetant un coup d’œil dans son rétroviseur, il crut la reconnaître. Ils arrivèrent vers onze heures. Il l’accompagna jusqu’à l’accueil et lui annonça qu’il pouvait l’attendre. On lui demanda s’il l’accompagnait. Il ne sut quoi répondre, puis il lâcha : « Je suis un ami ». Il ne se reconnaissait plus. « Quel con, je suis ! » Il resta dans la salle d’attente des urgences où un sapin avait été placé et attendit… On semblait tolérer sa présence…
La nuit passa lentement. Il entendait la pluie diluvienne tomber. Il somnolait. Il était presque seul dans cette étrange nuit de Noël. Il s’assoupit. À sept heures, on vint lui annoncer que la jeune femme avait accouché. L’enfant s’appelait « Paul »
Emmanuel Valenti
1 – C’est ainsi.