« La Totale »
Il semble que nous voyons le bout, en Europe du moins, de cette période pénible, amère, liée à la pandémie de la Covid 19. Nous allons donc pouvoir envisager un retour à la vie d’avant, la vie normale, inverse à l’isolement et au « distanciel ». Nous allons retrouver ce que Jean Castex appelle, un peu vite, avec un tantinet de commisération : notre art de vivre à la Française. Se toucher, s’embrasser, se serrer sur les bancs d’un stade et chanter ensemble c’est plus qu’un art de vivre : c’est une culture.
Dans cette période austère, désespérante pour beaucoup, les livres et leur commerce ont fini par être considérés comme essentiels. Ainsi dans la tempête économique où l’essentiel –ce qui est lié à l’âme, à notre qualité d’être humain- a été considéré comme accessoire, auteurs, éditeurs, libraires et au bout du compte les lecteurs ont pu survivre sans dommages majeurs. Le livre en aura aidé beaucoup à traverser ces moments de solitude que les soirées Netflix n’auront pas suffi à égayer.
Rendons donc hommage à ces éditeurs régionaux qui n’ont pas renoncé et qui continuent à donner leur chance à des auteurs locaux originaux, talentueux qui échappent, souvent par modestie, aux grands labels parisiens. Il y a derrière ceux-là une véritable abnégation, une persévérance humble trop peu reconnue car, comme on le sait, « il n’y a de bon bec qu’à Paris ».
C’est ainsi que vient de naître sous la plume de quatre copains, cornaqués par le palois Jean Paul Basly, inlassable militant de la culture populaire, entouré de Jean Colombier (prix Renaudot en 1990), de son frère Jacques Colombier (auteur de nouvelles) et Frédéric Villar (auteur de romans et de nouvelles), un livre écrit à huit mains, très réussi, « La Totale ». La « Totale » c’est la combinaison magique, qui conduit de son en-but, collectivement, le précieux cuir, jusqu’à celui de l’adversaire et qui se termine, après ces instants flamboyants où le collectif prime sur l’individuel, par un retournement magique, l’équipe au bord du gouffre est conduite au triomphe. Une des vertus du rugby, sport marginal dans son essence et pourtant populaire, porté par l’ovale du ballon, forme incongrue, c’est d’autoriser des situations inattendues comme « La Combine », inscrite dans le petit carnet de l’entraineur -figure tutélaire-, mais certainement pas planifiée car, en réalité, improbable.
Le rugby que nous aimons et dont Basly, l’ex-attaquant de La Section Paloise est une sorte de grand-prêtre humble et attachant, ultime de sa confrérie sans doute, a peu à voir avec celui qui nous est vendu désormais par les marchands du temple. Dans le rugby d’hier priment la fraternité, l’égalité et la liberté. La fraternité car il s’est ancré dans le sud-ouest, le pays des mousquetaires, « tous pour un pour tous » ; l’égalité, car dans les quinze d’antan tout le monde avait sa place « les joueurs de piano comme les déménageurs », la liberté, comme lors de cette « combine », la relance imprévue hors de toute orthodoxie. Tout cela tendant vers un seul objectif : trouver le bonheur dans le compagnonnage, dans la joie de la victoire qui fait le sel de la vie.
Voilà les valeurs que le rugby d’autrefois prétendait apprendre sous la houlette d’entraineurs dévoués à la jeunesse qui voyaient leur enseignement comme une mission, au sens spirituel du terme. Ils avaient les tables de la loi : Le jeu, dans sa fluidité, avant tout ; le collectif comme socle de la réussite et toutes les qualités qui en découlent : le courage, la solidarité, l’esprit de sacrifice, n’excluant ni l’astuce, ni le panache, ce french flair, notre marque de fabrique. Tout cela était censé apprendre à supporter les avatars de la vie plus que négocier les salaires des mercenaires du Top 14.
Voilà ce qu’évoque l’aventure commune, sur le retour, de Bruno, François, Bernard et Paul et ce dernier partage qu’ils s’offrent. Un moment d’amour fraternel dur, amer, triste comme l’est la vie qui finit par nous échapper et l’évocation de la période bénie, essentielle, de notre jeunesse même si elle fut en réalité faite de peu de joies au regard de malheurs partagés. Ces drames qui nous marquent à jamais, dans la mesure où nous les avons vécus ensemble créent un lien définitif.
Une terrasse de café vide, avec quatre fauteuils inoccupés sert de couverture à « La Combine », symbole de son actualité, même s’il n’en est fait aucune allusion directe dans le livre et que nous y baignons, au contraire, dans une sorte d’intemporalité: celle de l’amitié, un sentiment universel bien dévalué de nos jours où priment l’individu et l’hédoniste.
Il y a cependant une géographie bien établie dans « La Totale » : celle de Lendrosse, ce village imaginaire de Chalosse où le drame se noue. Village imaginaire mais si vrai pour ceux qui connaissent l’univers enchanté de la ruralité. Ce monde évoqué par le journaliste Yves Harté dans sa préface : « Il est impossible, pour qui a joué dans ces dimanches d’une France encore rurale, où on n’utilisait pas un jargon de communiquant pour dire le rugby, impossible de ne pas y retrouver un pan de vie et de ne pas vouloir entrer dans le grand jeu de cette « Totale » .
Pierre-Michel Vidal
« La Totale » Editions Gascogne, 15 euros https://www.editions-cairn.fr/157-editions-gascogne
L’évocation de ce livre est une idée très intéressante, de même que son analyse et réflexions.
Je me permets juste une intervention à propos des quelques lignes de l’entrée en matière de ce texte; cela ne modifie en rien les qualités du développement réalisé par la suite.
+«Il semble que nous voyons le bout, en Europe du moins, de cette période pénible, amère, liée à la pandémie de la Covid 19.»
Non, si cela va mieux, semble-t-il, on ne peut pas être au bout si, en dehors de l’Europe, le virus, et ses variants actuels et à venir, ne sont pas jugulés par des vaccinations adaptées, en nombre suffisant; ce qui est loin d’être le cas!
+«Nous allons donc pouvoir envisager un retour à la vie d’avant, la vie normale»
Une vie normale!!!!!!; c’est à définir car elle n’est pas la même pour tous!
Si votre référence ce sont les propos de J.Castex,
«Nous allons retrouver ce que Jean Castex appelle, un peu vite, avec un tantinet de commisération: notre art de vivre à la Française. Se toucher, s’embrasser, se serrer sur les bancs d’un stade et chanter ensemble c’est plus qu’un art de vivre: c’est une culture.»,
ce sera possible, pour certains seulement; entre «la vie à la Française» que vous pourrez personnellement mener, et la «vie réelle» de beaucoup, sur le terrain, la situation est bien différente de celle décrite par J.Castex!
Le médiateur de pôle emploi a décrit cette «vie réelle» dans son rapport, et son interview sur France Inter (mardi à 13h30). C’est à consulter et édifiant car on passe à côté, sans s’en soucier ou en l’ignorant, de la vie de beaucoup de nos semblables, en France.
N’oubliez pas, dans cette euphorie consommatrice, qualitativement et quantitativement, le retour à la vie d’avant est aussi politique et économique, les deux marchent ensemble et interfèrent; dans ce cas, je pense qu’il y a des soucis à se faire!!!
Les annonces, les sous-entendus, les prévisions, aussi bien dans le monde du travail, comme l’abomination du numérique au point de vue relationnel et environnemental, le milieu social (chômage à venir), le remboursement de la dette (compression du personnel, au maximum), les conditions climatiques et environnementales, sanitaires…ne laissent présager rien de bon pour le quidam «normal».
Les engagements pris lors du sommet social européen de Porto en disent long sur les applications concrètes envisagées. Des bonnes intentions annoncées mais pas d’actions prévues.
Je crains que le mode de vie à la Française, sa culture, sa chaleur humaine, soit profondément perturbé par une autre culture dominante, celle de l’art de vivre à la mode mondiale imposée par les économistes. Comme chez les variants du virus, celui qui s’impose est toujours le plus fort dans la concurrence, la transmission, l’efficacité, et le plus malin qui passe au travers des anticorps qui surgissent; jamais le plus chaleureux!
Pensez-vous que l’on puisse encore longtemps, en toute sécurité, sans arrière pensée, «se toucher, s’embrasser, se serrer sur les bancs d’un stade et chanter ensemble» quand les détraqués du cerveau et du sexe, les addicts de la drogue, du fanatisme religieux, les racistes, les sous-mâles tueurs de leur compagne, les violences urbaines et rurales, les provocations de certains vieux militaires nostalgiques, courageux anonymes, d’une dictature… sont à notre contact, imprévisibles.