Nous ne sommes ni leurs frères, ni leurs sœurs

Pour justifier sa guerre d’extermination contre l’Ukraine, la Russie est très inventive en matière de légendes. Il en existe une rabâchée depuis des siècles. C’est l’histoire de prétendus liens fraternels tissés entre les peuples russe et ukrainien.
A quoi s’ajoute l’allégation selon laquelle la Russie serait la grande sœur de la petite Ukraine. Une grande sœur magnanime toujours disposée à accourir à l’aide, comme le 24 février dernier, sans même avoir été sollicitée, et avec une énergie véritablement explosive pour « démilitariser » et « dénazifier » sa petite sœur.
Or, il suffit de jeter un coup d’œil aux faits pour se rendre compte que cette fable ne correspond pas à la réalité. En revanche, l’oppression exercée par la Russie sur tout ce qui concerne l’Ukraine, et ce, jusqu’au génocide, est un fait historique, et ce depuis des siècles.
Amputations d’identité
C’est que ce n’est pas facile de fabriquer des frères et des sœurs là où il n’y en a point. Il faut y mettre les grands moyens. Dans les régions de Marioupol et du Donbass annexées par l’armée russe, l’occupant a fait venir des camions bardés de propagande, slogans affichés, haut-parleurs et grand écran de télévision mobiles diffusant la vision du monde du Kremlin, à laquelle, on peut le supposer, bien peu de gens croient encore en la Russie, du moins parmi les citoyens dont le cerveau sépare encore le vrai du faux. La fermeture de la télévision ukrainienne et la diffusion de chaînes de propagande russes ont également lieu entre-temps dans d’autres régions temporairement occupées par l’armée russe, à Kherson, à Berdiansk.
Cette armée russe qui passe pour peu douée en matière de communications, a branché en un tournemain les téléphones des Ukrainiens « libérés » sur les réseaux russes et délivre en mode exprès des passeports russes aux Ukrainiens. Au début, tout à l’Est, les Russes avaient simplement capturé les gens, parmi eux de nombreux enfants, leur avaient enlevé leurs documents d’identité ukrainiens, faisant d’eux des apatrides russifiables envoyés se faire rééduquer par le travail dans l’Oural et en Sibérie. Quand ils ont appris que cela ne passait pas inaperçu, ils ont affiché des méthodes moins expéditives et plus « pédagogiques ». Les déportations de civils relèvent en effet du crime contre l’humanité et là les dossiers à charge des Russes sont déjà très lourds. Et puis déporter ne rappelle que trop les méthodes staliniennes et nazies.
Mais le clou de ce programme de russification à outrance des régions annexées en particulier à Marioupol et à Kherson, reste évidemment l’enseignement de la langue russe qui doit devenir la langue des écoles et universités, partout. Or, n’est-ce pas une preuve de plus que nous ne sommes pas sortis de la même nichée puisque les Russes admettent ainsi indirectement que nous ne parlons pas la même langue ? Des Européens me disent que la différence entre le Russe et l’Ukrainien est à peu près aussi importante qu’entre le français et l’italien, deux langues distinctes donc qu’on ne comprend qu’après les avoir apprises. Cette différence de parler russe et ukrainien est une question d’une grande importance entachée par une longue histoire de tromperie et d’oppression.
Des origines historiques distinctes
Commençons par le commencement, c’est-à-dire par l’époque où les groupes ethniques slaves se sont formés. C’était déjà clair en ces temps lointains que nous avions des racines différentes. Les Ukrainiens sont apparentés à la plupart des tribus slaves. Les Russes ont des racines finno-ougriennes. Seulement, les Moscovites, et plus tard les tsars russes, ont compris que sans un grand passé, il était impossible de créer une grande nation slave, un grand empire. Il fallait donc pour cela embellir le passé historique russe, quitte à s’approprier celui d’un autre pays. C’est ainsi que les tsars de Moscou se sont donnés pour mission de créer une mythologie officielle de l’Empire russe ne touchant pas aux intérêts vitaux de l’Ukraine.
Elle a tenté depuis des siècles d’accréditer l’idée que l’État et le peuple russes ont leurs origines dans le Grand-Duché de Kiev à l’emplacement de la « Rus » de Kyiv (comme s’écrit Kiev en ukrainien). « Rus » pour nommer cet endroit viendrait peut-être des navigateurs vikings (le mot « rus » désignerait des « rameurs » en norrois, le vieux scandinave). Selon la légende moscovite la « Rus de Kiev » serait le berceau d’une fratrie de trois peuples, à savoir les Russes, les Ukrainiens et les Biélorusses. Les Russes justifient par ce conte de fées leur prétention à se considérer comme les premiers héritiers de la Russie de Kiev en revendiquant le droit d’aînesse dans cette fratrie. Mais comment peut-on se dire frère ainé si l’on n’est qu’un lointain héritier ? La principauté « Rus » de Kyiv est née en 882, tandis que celle de Moscou est née en 1147. Donc la cellule initiale de la Russie n’a vu le jour que 265 ans après celle de l’Ukraine. Pour s’approprier l’histoire de la « Rus » de Kyiv et consolider cette usurpation, les Russes ont dû opprimer le peuple ukrainien, le réduire en esclavage, le dépouiller de son nom et le faire mourir de faim, et cela pendant des siècles avec un paroxysme sous Lénine et Staline.
Défense de parler ukrainien
À ce stade, il faut évoquer l’importante question linguistique. Moscou a toujours essayé de prétendre que les langues ukrainienne et russe étaient identiques. La vérité est que les Ukrainiens peuvent comprendre facilement le biélorusse, le polonais, le tchèque et le slovaque. Les Russes, eux, ne comprennent ni l’ukrainien ni les langues susmentionnées. Ils en sont donc beaucoup plus éloignés que nous le sommes, nous les Ukrainiens. L’ukrainien est la langue qui ressemble le plus au biélorusse avec lequel elle a 29 caractéristiques communes. L’ukrainien a également 23 points communs avec le tchèque et le slovaque. En plus d’essayer de prouver l’existence de similitudes linguistiques russo-ukrainiennes, la Russie a essayé de russifier tous les groupes ethniques qu’elle a conquis du 16ème au 19ème siècles : Ukrainiens, Polonais, Baltes, Finlandais et bien d’autres nations. Il était interdit de parler ukrainien avant et pendant l’époque soviétique. Après avoir pris le contrôle de la majeure partie de l’Ukraine au début du 18ème siècle, la Russie avait décidé d’effacer l’identité ukrainienne.
Elle restreignit l’usage de la langue ukrainienne sur la base de deux documents. Le premier, la circulaire Valuev de 1863, était un décret confidentiel du ministre de l’Intérieur de l’Empire russe, Pyotr Valuev, qui interdisait de nombreuses publications en ukrainien, religieuses, éducatives et littéraires utilisés pour l’alphabétisation et l’éducation des citoyens. Le second était l’Oukase Ems Il s’agissait d’un décret tout aussi confidentiel du tsar Alexandre II de Russie, publié en 1876, qui interdisait l’utilisation de la langue ukrainienne dans les ouvrages imprimés, sauf pour la réimpression d’anciens documents. Lorsque l’Ukraine a été totalement intégrée dans l’URSS comme république soviétique, à partir de 1953, le nombre d’écoles russophones en Ukraine a augmenté. Elles furent aussi mieux financées. Les cours de langue et de littérature russes dans les écoles ukrainophones se sont multipliées. Les élèves des écoles russophones en Ukraine pouvaient être dispensés d’apprendre l’ukrainien à leur demande et à celle de leurs parents.
C’était écrit sur un ordre donné par la Rada, le parlement soviétique d’Ukraine du 17 avril 1959 sur « le renforcement du lien entre l’école et la vie et sur le développement ultérieur de l’enseignement public dans la République socialiste soviétique d’Ukraine ». Aujourd’hui, de nombreux Ukrainiens parlent encore le russe, suite à cette russification et non pas en raison de la similitude entre les deux langues. Les batailles les plus acharnées entre Ukrainiens russophones et Russes se déroulent précisément sur le territoire de l’Ukraine où la majorité de la population parle russe. Sous prétexte de « protéger » les russophones en Ukraine, la Russie tue les russophones.
Amélioration de la vie à la russe
Malgré tout, le Kremlin essaie de faire croire aux Ukrainiens des territoires momentanément occupés qu’ils ne peuvent pas s’exprimer en ukrainien et doivent croire en leur propagande sur l' »amélioration » de la vie sous l’occupation. Avec en toile de fond des ruines et des charniers, des fosses communes, les habitants de Marioupol se disent que leur vie ne s’est pas améliorée. Mais on les informe officiellement des « améliorations » et des « crimes de l’armée ukrainienne ». Est-ce que ce sont des choses qu’on se fait entre frères et sœurs ?
Malgré cela, des hommes politiques européens persistent à appeler les Ukrainiens et les Russes » des frères ». On peut comprendre, vu de l’extérieur, qu’ils reprochent à Poutine de commettre un fratricide. Cependant, nous n’avons jamais été frères, ni sœurs. Il est donc essentiel de replacer cela dans le contexte historique. Assassiner une nation voisine souveraine en prétendant qu’on le fait parce qu’on l’aime fraternellement, est le comble du cynisme.
Par Anastasia Hatsenko *
* L’auteur, Anastasiia Hatsenko, est une jeune politologue à Kiev, experte en matière de coopération euro-atlantique pour le think tank international ADASTRA, ainsi que présidente des Jeunesses paneuropéennes de Kiev et membre du Comité directeur de l’association « C’l’Europe. Conférence Paneuropéenne de Strasbourg ».
Où ce beau texte a-t-il été initialement publié, s’il vous plaît ?
En effet, cela mérite d’être précisé.
Ce texte écrit par Anastasia Hatsenko a été mis à la disposition d’Alternatives Pyrénées par l’association « C l’Europe. Conférence Paneuropéenne de Strasbourg ». Association qui compte Anastasia parmi ses adhérents et rédacteurs.
Son président que je prends plaisir à citer ici, est Jean-Paul Picaper, journaliste bien connu.
L’article d’Anastasia Hatsenko a été publié simultanément (et non initialement) par « L’ami Hebdo », hebdomadaire alsacien en ligne et par « Los Angeles Chronicle » aux USA.